21
Ils arrivèrent à l’aéroport de Sturup peu après onze heures du matin. L’air restait immobile sous la chaleur qui commençait à devenir étouffante.
En moins d’une heure, ils établirent que la camionnette était, selon toute vraisemblance, le lieu du crime.
Ils pensèrent aussi avoir trouvé l’identité du mort.
La camionnette était une Ford ancien modèle, de la fin des années soixante, avec une porte coulissante sur le côté. Elle avait été peinte en noir, de manière plutôt bâclée, et par endroits la couleur grise d’origine apparaissait. La carrosserie était abondamment rayée et cabossée un peu partout. Dans cet endroit reculé du parking, elle faisait penser à un vieux boxeur qui vient d’être déclaré K-O et qui s’accroche aux cordes du ring. Wallander connaissait certains collègues de Sturup. Il savait qu’on ne l’appréciait guère depuis une affaire de l’année précédente. Ils descendirent tous deux de la voiture. La porte coulissante de la Ford était ouverte. Des inspecteurs de la brigade criminelle examinaient déjà l’intérieur de la camionnette. Un inspecteur nommé Waldemarsson vint à leur rencontre. Bien qu’ils aient roulé comme des fous depuis Ystad, Wallander s’efforça de donner une impression de calme parfait. Il ne voulait pas laisser transparaître son état d’excitation depuis que le coup de téléphone du matin lui avait ôté l’espoir fallacieux que tout ça était fini.
— Ce n’est pas joli à regarder, dit Waldemarsson après les avoir salués.
Wallander et Svedberg se dirigèrent vers la Ford et regardèrent à l’intérieur. Waldemarsson éclaira avec une lampe de poche. Le plancher de la camionnette était littéralement couvert de sang.
— Nous avons entendu aux informations ce matin qu’il avait frappé une nouvelle fois, dit Waldemarsson. J’ai téléphoné et j’ai parlé avec une inspectrice dont je ne me rappelle pas le nom.
— Ann-Britt Höglund, dit Svedberg.
— Qu’importe, elle m’a dit que vous étiez à la recherche du lieu du crime, poursuivit Waldemarsson. Et d’un moyen de transport.
Wallander hocha la tête.
— Quand avez-vous trouvé la camionnette ? demanda-t-il.
— Nous inspectons le parking tous les jours. Nous avons eu pas mal de problèmes de vols de voitures ici. Mais tu sais tout ça.
Wallander hocha la tête à nouveau. Pendant cette enquête ingrate sur le trafic de voitures volées vers la Pologne, il avait été plusieurs fois en contact avec la police de l’aéroport.
— Nous sommes sûrs que la camionnette n’était pas là hier après-midi, poursuivit Waldemarsson. Elle n’a pas pu rester garée là plus de vingt-quatre heures environ.
— Qui en est le propriétaire ? demanda Wallander.
Waldemarsson sortit un carnet de sa poche.
— Björn Fredman, dit-il. Il habite à Malmö. Son numéro de téléphone ne répond pas.
— Est-ce que ça pourrait être lui, dans la tranchée ?
— Nous savons pas mal de choses sur Björn Fredman, dit Waldemarsson. Malmö nous a sorti des renseignements. Il était connu comme receleur et a été en prison plusieurs fois.
— Receleur, dit Wallander, sentant une tension immédiate. D’œuvres d’art ?
— Ce n’est pas précisé. Tu devras te renseigner auprès des collègues.
— Qui dois-je demander ? interrogea-t-il en sortant son téléphone portable.
— Un commissaire qui s’appelle Forsfält. Sten Forsfält.
Wallander avait le numéro de la police de Malmö en mémoire. Une bonne minute plus tard, il parvint à joindre Forsfält. Il se présenta et expliqua qu’il se trouvait à l’aéroport. Leur conversation fut un instant noyée dans le bruit du décollage d’un avion. Wallander songea un court instant au voyage en Italie qu’il allait faire cet automne en compagnie de son père.
— Il nous faut en premier lieu identifier l’homme qui était dans la tranchée, dit Wallander quand l’avion à réaction eut disparu en direction de Stockholm.
— À quoi ressemblait-il ? demanda Forsfält. J’ai vu Fredman plusieurs fois.
Wallander essaya d’en donner la description la plus précise.
— Ça peut être lui, répondit Forsfält. En tout cas, il était grand.
Wallander réfléchit un instant.
— Peux-tu te rendre à l’hôpital pour l’identifier ? Il nous faut une confirmation le plus vite possible.
— D’accord.
— Prépare-toi à un spectacle plutôt désagréable. On lui a arraché ou brûlé les yeux.
Forsfält ne répondit pas.
— Nous partons, pour Malmö, dit Wallander. Il va nous falloir de l’aide pour entrer dans son appartement. Il n’avait pas de famille ?
— Autant que je me souvienne, il était divorcé, répondit Forsfält. Il me semble que la dernière fois il était en prison pour coups et blessures.
— Je croyais que c’était pour recel ?
— Ça aussi. Björn Fredman a fait beaucoup de choses différentes dans sa vie. Mais jamais rien de légal. De ce point de vue-là, il était cohérent.
Wallander raccrocha et appela Hansson. Il lui fit un bref compte rendu de ce qui s’était passé.
— Bien, dit Hansson. Préviens quand tu auras de nouvelles informations. Au fait, tu sais qui a téléphoné ?
— Non. Le grand chef encore une fois ?
— Presque. Lisa Holgersson. Le successeur de Björk. Ou peut-être faut-il dire la successeuse. Elle nous a souhaité bonne chance. Elle voulait simplement se tenir au courant de la situation, c’est ce qu’elle a dit.
— C’est bien que des gens nous souhaitent bonne chance, répondit Wallander, qui n’arrivait pas à comprendre pourquoi Hansson lui rapportait cette conversation téléphonique d’un ton si ironique.
Wallander emprunta la lampe de poche de Waldemarsson et éclaira l’intérieur de la camionnette. Dans un coin, il découvrit l’empreinte d’un pied dans le sang. Il l’éclaira et se pencha.
— On a marché pieds nus ici, dit-il avec étonnement. Ce n’est pas une empreinte de chaussure. C’est un pied gauche.
— Pieds nus ? s’étonna Svedberg.
Il constata que Wallander avait raison.
— Donc il barbote pieds nus dans le sang de ceux qu’il tue ?
— Nous ne savons pas si c’est il ou elle, répondit Wallander d’une voix mal assurée.
Ils prirent congé de Waldemarsson et de ses collègues. Wallander attendit dans la voiture pendant que Svedberg courait jusqu’au café de l’aéroport pour acheter quelques sandwiches.
— Les prix sont insensés, se plaignit-il.
— Allez, démarre, dit Wallander sans se soucier de lui répondre.
Il était près de midi et demi quand ils s’arrêtèrent devant le commissariat de Malmö. En descendant de voiture, Wallander aperçut Björk qui venait dans leur direction. Björk s’arrêta net et le dévisagea comme s’il avait surpris Wallander en train de faire quelque chose d’interdit.
— Toi ici ? s’exclama-t-il.
— Je me suis dit qu’il fallait que je vienne te demander de revenir, dit Wallander, en tentant maladroitement de plaisanter.
Puis il expliqua rapidement ce qui s’était passé.
— C’est épouvantable, dit Björk.
Wallander comprit que son air préoccupé était vraiment sincère. Il ne lui était jamais venu à l’esprit auparavant que Björk pourrait regretter ceux avec lesquels il avait travaillé tant d’années à Ystad.
— Rien n’est vraiment comme avant, répondit Wallander.
— Comment ça va pour Hansson ?
— Je n’ai pas le sentiment qu’il se sente bien dans ce rôle.
— Qu’il n’hésite pas à me téléphoner s’il a besoin d’aide.
— Je vais le lui dire.
Björk partit et ils entrèrent dans le commissariat. Forsfält n’était pas encore revenu de l’hôpital. En l’attendant, ils allèrent à la cafétéria boire un café.
— Je me demande quel effet ça ferait de travailler ici, dit Svedberg en regardant les nombreux policiers qui étaient en train de déjeuner.
— Peut-être un jour allons-nous tous nous retrouver ici, répondit Wallander. Si on ferme le commissariat du district. Juste un poste de police dans chaque province.
— Ça ne marchera jamais.
— Non. Ça ne marchera pas. Mais ça peut finir comme ça quand même. La direction centrale de la police et les bureaucrates de la politique ont une chose en commun. Ils essaient toujours de démontrer l’impossible.
Forsfält apparut soudain devant eux. Ils se levèrent, saluèrent, et le suivirent dans son bureau. Il fit immédiatement une bonne impression à Wallander. D’une certaine manière, Forsfält lui rappelait Rydberg. Il avait au moins soixante ans, et un visage avenant. Il boitait légèrement de la jambe droite. Forsfält alla chercher un fauteuil supplémentaire. Wallander s’était assis et contemplait des photographies d’enfants rieurs punaisées à un des murs. Sans doute les petits-enfants de Forsfält.
— Björn Fredman, dit Forsfält. Bien sûr que c’est lui. Quel spectacle épouvantable ! Qui a fait ça ?
— Si nous le savions…, répondit Wallander. Mais bon, nous ne le savons pas. Qui était Björn Fredman ?
— Un homme d’environ quarante-cinq ans qui n’a jamais fait un seul travail honnête dans sa vie, commença Forsfält. Beaucoup de détails me sont inconnus. Mais j’ai demandé qu’on nous sorte tout ce qu’on a dans nos fichiers. Il a fait du recel et il a été mis en prison pour coups et blessures. Des choses assez violentes, si je me souviens bien.
— Est-ce qu’il a pu s’occuper d’achats et de ventes d’œuvres d’art ?
— Pas que je me souvienne.
— C’est dommage, dit Wallander. Nous aurions pu le relier à Wetterstedt et à Carlman.
— J’ai beaucoup de mal à m’imaginer que Björn Fredman et Gustaf Wetterstedt aient pu avoir des relations, dit Forsfält d’un ton réfléchi.
— Pourquoi pas ?
— Disons les choses simplement, et en gros, dit Forsfält. Björn Fredman était une brute. Il buvait, et il cognait. Son instruction a dû être à peu près inexistante, si on excepte qu’il savait lire, écrire et compter. Ses centres d’intérêt étaient loin d’être sophistiqués. C’était un homme brutal. Je l’ai interrogé moi-même à plusieurs reprises. Je me souviens que son vocabulaire semblait se résumer à des jurons.
Wallander écouta attentivement. Quand Forsfält se tut, il se tourna vers Svedberg.
— Donc, cette enquête passe à sa deuxième étape, dit Wallander lentement. Si nous ne trouvons pas de lien entre Fredman et les deux autres, nous sommes ; revenus au point de départ.
— Il peut, bien sûr, y avoir quelque chose que je ne sais pas, dit Forsfält.
— Je ne tire aucune conclusion, dit Wallander. Je ne fais que penser à haute voix.
— Sa famille, dit Svedberg. Elle est par ici, en ville ?
— Il était divorcé depuis quelques années. Ça, j’en suis sûr.
Il décrocha le combiné du téléphone et appela un poste dans le commissariat. Quelques minutes plus tard, une secrétaire entra avec une fiche d’état civil et la donna à Forsfält. Il y jeta un coup d’œil rapide et la posa sur son bureau.
— Il a divorcé en 1991. Sa femme habite toujours au même endroit. L’appartement est situé dans Rosengård. Il y a trois enfants dans la famille, le plus petit venait de naître quand ils se sont séparés. Björn Fredman est allé s’installer dans un appartement sur Stenbrottsgatan. Il l’avait depuis plusieurs années et l’utilisait principalement comme bureau et comme entrepôt. Je ne crois pas que sa femme ait eu connaissance de cet appartement. C’était aussi là qu’il emmenait toutes ses relations féminines.
— Commençons par l’appartement, dit Wallander. La famille attendra. Je suppose que vous vous occupez de les prévenir de sa mort ?
Forsfält hocha la tête. Svedberg était sorti dans le couloir pour appeler Ystad et les informer qu’ils connaissaient maintenant l’identité du mort. Wallander se mit à la fenêtre pour tenter de réfléchir au point fondamental : cette absence apparente de lien entre les deux premières victimes et Björn Fredman l’inquiétait. Pour la première fois, il avait le pressentiment qu’ils s’étaient lancés sur une fausse piste. Serait-il passé à côté d’une autre explication à tout cela ? Il décida de reprendre le soir même le dossier de l’enquête et de l’examiner à nouveau sans a priori.
Svedberg le rejoignit.
— Hansson était soulagé.
Wallander hocha la tête. Mais il ne dit rien.
— Martinsson a dit qu’il était arrivé un communiqué détaillé d’Interpol au sujet de la fille dans le champ de colza, poursuivit-il.
Wallander n’avait pas entendu. Il dut demander à Svedberg de répéter. C’était comme si la fille qu’il avait vue courir comme une torche enflammée appartenait à un passé lointain. Et pourtant il savait que, tôt ou tard, il lui faudrait s’intéresser de nouveau à elle.
Ils restèrent silencieux.
— Je ne me plais pas à Malmö, dit soudain Svedberg. En fait, je ne me sens bien que quand je suis chez moi, à Ystad.
Svedberg ne quittait jamais qu’à contrecœur la ville où il était né. Au commissariat, en son absence, c’était un sujet récurrent de plaisanteries au point que c’en devenait pénible. Wallander se demanda pour sa part quand il se sentait vraiment bien.
Il se souvint cependant de la dernière fois où ça lui était arrivé. Quand Linda était apparue sur le seuil de sa porte, dimanche, à sept heures du matin.
Forsfält régla quelques affaires et vint leur dire qu’ils pouvaient y aller. Ils descendirent au parking et partirent pour une zone industrielle au nord de Malmö. Le vent commençait à souffler. Le ciel restait sans nuages. Wallander était assis devant, à côté de Forsfält.
— Est-ce que tu as connu Rydberg ? lui demanda-t-il.
— Si j’ai connu Rydberg ? répondit-il lentement. Bien sûr que je l’ai connu. Très bien même. Il lui arrivait de passer nous dire bonjour à Malmö.
Sa réponse étonna Wallander. Il avait toujours été persuadé que le vieux policier avait depuis longtemps laissé de côté tout ce qui n’avait pas un rapport avec son métier, y compris ses amis.
— C’est lui qui m’a appris tout ce que je sais, dit Wallander.
— Il a eu une fin tragique, dit Forsfält. Il aurait mérité de vivre un peu plus longtemps. Son rêve, c’était d’aller en Islande au moins une fois dans sa vie.
— En Islande ?
Forsfält lui jeta un bref regard et hocha la tête.
— C’était son grand rêve. Aller en Islande. Mais il ne l’a jamais réalisé.
Wallander eut le sentiment confus que Rydberg lui avait caché quelque chose qu’il aurait dû savoir. Il n’aurait jamais deviné que Rydberg puisse rêver d’un pèlerinage en Islande. Il n’aurait jamais imaginé d’ailleurs que Rydberg puisse avoir quelque rêve que ce soit. Et surtout il n’aurait jamais imaginé que Rydberg ait des secrets pour lui.
Forsfält freina devant un immeuble de trois étages. Il montra du doigt une rangée de volets fermés au rez-de-chaussée. L’immeuble était vétusté et mal entretenu. La vitre de la porte d’entrée avait été réparée avec une plaque d’aggloméré. Wallander avait le sentiment d’entrer dans une maison qui n’existait plus en réalité. L’existence de cet immeuble n’était-elle pas en contradiction avec les fondements de la société suédoise ? se dit-il, sarcastique. La cage d’escalier sentait l’urine. Forsfält ouvrit la porte. Wallander se demanda où il avait trouvé la clé. Ils pénétrèrent dans l’entrée et allumèrent la lumière. Il n’y avait pas de courrier par terre, en dehors de quelques brochures publicitaires. Comme Wallander se trouvait en territoire étranger, il laissa Forsfält prendre la direction des opérations. Ils firent tout d’abord le tour du logement, comme pour contrôler qu’il n’y avait personne.
C’était un trois-pièces avec une petite cuisine étroite qui donnait sur une réserve de bidons d’essence. En dehors du lit qui avait l’air récent, l’appartement donnait un sentiment d’extrême banalité. Les meubles semblaient répartis un peu n’importe comment. Dans une bibliothèque des années cinquante se trouvait un peu de vaisselle bon marché et poussiéreuse. Dans un coin, une pile de journaux et quelques haltères. Sur le canapé traînait un CD sur lequel on avait renversé du café. Wallander remarqua à son grand étonnement que c’était un disque de musique folklorique turque. Les rideaux étaient tirés. Forsfält fit le tour de l’appartement en allumant systématiquement toutes les lampes. Wallander suivait, quelques pas derrière lui, tandis que Svedberg s’installait sur une chaise dans la cuisine pour téléphoner à Hansson et lui dire où ils étaient. Wallander poussa du pied la porte du cellier. Il y trouva quelques cartons de whisky Grant, fermés. Sur un bordereau sale, il lut que les cartons avaient été expédiés par la distillerie écossaise à un marchand de vins de Gand, en Belgique. Il se demanda pensivement comment ils avaient abouti chez Björn Fredman. Forsfält revint dans la cuisine avec deux photographies du propriétaire des lieux. Wallander hocha la tête. Il n’y avait aucun doute, c’était bien lui qui avait été jeté dans la tranchée devant la gare d’Ystad. Il retourna dans la salle de séjour et essaya de déterminer ce qu’il espérait réellement trouver là. L’appartement était l’exact opposé de la villa de Wetterstedt, et même de la ferme rénovée à grands frais d’Arne Carlman. Voilà à quoi ressemble la Suède, se dit-il. Les différences entre les gens sont aussi grandes maintenant qu’à l’époque où une partie de la population vivait dans des manoirs tandis que le reste logeait dans des masures.
Son regard tomba sur un bureau surchargé de journaux d’antiquités. Il se dit que ça devait avoir un rapport avec les affaires de recel de Fredman. Le bureau n’avait qu’un seul tiroir. Il n’était pas fermé. En dehors d’une pile de factures, de stylos abîmés et d’un étui à cigarettes, il s’y trouvait une photographie encadrée. Elle représentait Björn Fredman entouré de sa famille. Il arborait un large sourire en direction du photographe. À côté de lui était assise celle qui devait être sa femme. Elle avait un nouveau-né dans les bras. En biais, derrière la mère, se tenait une jeune adolescente. Elle fixait le photographe d’un regard qui évoquait une terreur sans nom. À côté d’elle, juste derrière la mère, se trouvait un garçon de quelques années plus jeune. Il avait le visage fermé, comme s’il voulait jusqu’au dernier moment opposer une résistance au photographe. Wallander prit la photographie et se dirigea vers une fenêtre dont il tira les rideaux. Il regarda longuement le cliché en essayant de comprendre ce qu’il y voyait. Une famille malheureuse ? Une famille qui n’avait toujours pas découvert son malheur ? Un nouveau-né qui ne soupçonnait pas ce qui l’attendait ? Il y avait dans la photographie quelque chose qui l’oppressait, qui le déprimait peut-être, sans qu’il puisse dire ce que c’était. Il l’emporta dans la chambre à coucher où il trouva Forsfält, à genoux, qui regardait sous le lit.
— Tu m’avais dit qu’il était allé en prison pour coups et blessures, dit Wallander.
Forsfält se leva et jeta un coup d’œil sur la photographie que Wallander tenait à la main.
— Il a battu sa femme, elle est tombée dans le coma, dit-il. Elle était enceinte. Il l’a battue aussi juste après la naissance du bébé. Mais, curieusement, il n’est jamais allé en prison pour ça. Une fois, il a fracturé le nez d’un chauffeur de taxi. Il a à moitié tué un ancien compagnon parce qu’il estimait qu’il l’avait roulé. C’est pour le chauffeur de taxi et le collègue qu’il est allé en prison.
Ils continuèrent d’inspecter l’appartement. Svedberg avait fini de parler avec Hansson. Il secoua négativement la tête quand Wallander lui demanda s’il s’était passé quelque chose d’important. Il leur fallut deux heures pour examiner l’appartement à fond. Wallander se dit que son propre logis était un petit paradis en comparaison avec celui de Björn Fredman. Ils ne trouvèrent rien d’intéressant, hormis une valise contenant des bougeoirs anciens que Forsfält tira d’une des cachettes intérieures d’un placard. Wallander comprenait de mieux en mieux que l’expression orale de Fredman fût ponctuée d’une bordée presque ininterrompue de jurons. Son appartement était presque aussi vide et inconsistant que son langage. À quinze heures trente, ils quittèrent l’appartement et sortirent dans la rue. Le vent avait forci. Forsfält appela le : commissariat où on lui confirma qu’on avait annoncé la mort de Fredman à sa famille.
— Je voudrais leur parler, dit Wallander quand ils s’assirent dans la voiture. Mais je crois qu’il vaut mieux attendre demain.
Il savait qu’il n’était pas sincère.
Il aurait dû dire les choses telles qu’elles étaient, que ça lui demandait toujours un gros effort d’aller s’imposer à une famille dont un membre venait de mourir de mort violente. Il ne supportait surtout pas l’idée de devoir parler à des enfants qui venaient de perdre un de leurs parents. Attendre le lendemain ne changeait rien pour eux. Mais pour Wallander, c’était un répit.
Ils se quittèrent devant le commissariat. Forsfält devait contacter Hansson pour régler un certain nombre de détails formels au sujet de la coopération entre les deux districts de police. Il convint avec Wallander qu’ils se rencontreraient le lendemain à dix heures.
Ils prirent leur propre voiture et repartirent pour Ystad.
Wallander avait la tête pleine de pensées.
Ils n’échangèrent pas un seul mot durant le voyage.